vendredi 25 juillet 2008

Squarepusher - Ecce homo / Article de couv paru en novembre 2006 dans Trax



Texte de couv : Violaine Schütz

Squarepusher
Ecce homo

Onze ans de carrière, dix albums, une collaboration fidèle à un label de grande classe, Warp, c’est une légende de l’électronique qu’on rencontre à Londres, pour une des rares interviews accordées à la presse. C’est que le mythe Squarepusher, n’est pas réputé cordial. Pourtant, derrière la machine, c’est bien l’homme qu’on a rencontré. Et quel homme !


Dans le métro, une affiche de Lily Allen, sur laquelle il est écrit « sale pute ». Partout, des posters de Razorlight et des Killers (américains pourtant), et puis ce petit dej bien gras aux beans-bacon, la cocaïnomane Kate Moss présentée comme un modèle de carrière en couv’ d’un mag gratuit sur la réussite, des fashion victimes aux cheveux arc-en-ciel entassées devant les boutiques. Voilà ce qu’est l’Angleterre pour le touriste français qui en un jour de trip promotionnel ne parvient qu’à accéder au cliché.

Cette excentricité exacerbée mais paradoxalement élevée au rang du plus grand conformisme, est totalement incarnée par la greluche blonde platine en mini robe écossaise qui présente le « culture show ». Une émission de la BBC à laquelle est invité Squarepusher, et où nous devons le rejoindre. La scène se déroule à l’Annex 3, un bar branché loué par la puissante chaine anglaise, qui ressemble à s’y méprendre à un club échangiste, avec ses dorures baroco-kitsh. Une armée d’assistantes, de maquilleurs, de gens de la télé refont les prises de la présentatrice.

Pendant ce temps, faussement impassible, et réellement tendu (cf sa chemise corail trempée de sueur), le grand Tom Jenkinson alias Squarepusher essaie de se concentrer sur sa basse. N’y parvenant pas, il tourne le dos à l’assemblée qui s’affaire autour des chips « cheese-onion » et des sandwichs de pain de mie triangulaires (le repas du staff pour la journée) en répétant avec une dextérité qui frôle la virtuosité les notes du « Rappers Delight » de Grand Master Flash. Tout de suite, ça vous situe un homme. Non, il n’a pas joué la ligne de basse de la dernière drouille rock placardée en couv du NME, mais Grandmaster flash. Et quand on l’entend enregistrer son morceau, seul à la basse, sans machines, on comprend pourquoi Flea, le bassiste des Red Hot Chili Peppers a dit de lui qu’il était le plus grand joueur de basse du monde. On comprend aussi qu’André 3000 d’Outkast, réclame une collaboration avec ce petit génie qui ne semble décidément pas à sa place dans ce décor très « strass et paillettes ». D’ailleurs, il ne fera qu’une prise de son titre, là où on lui en exigeait trois pour « des gros plans », et bafouillera pendant son bout d’interview avec la présentatrice. C’est un euphémisme de dire que ce type ne semble pas à l’aise avec les médias.

Sale boulot

Peu après, c’est les intestins noués qu’on le trouve dans un café. Le bonhomme est connu pour détester les interviews, pour préférer les emails et pour fausser compagnie à ses interlocuteurs. D’entrée de jeu, après la réussite de « cette tache critique » que constitue la sortie de son sachet d’Earl Grey de l’eau chaude sans en foutre partout, il explique, d’une voix puissante et déterminée : « Je n’aime pas les interviews. Je suis bien meilleur à l’écrit qu’à l’oral. Et puis, les journalistes ne veulent écrire que ceux qu’ils veulent entendre. Trop de groupes rentrent dans le jeu des médias, en disant exactement ce que les gens attendent, c’est une connerie ! La musique se suffit à elle-même, elle parle d’elle-même, elle n’a pas besoin de commentaires. Je n’aime pas l’idée d’avoir à me justifier, à m’expliquer, à promouvoir. Il y a toujours une disparité au final entre la façon dont se voit un musicien et la façon dont le monde le voit. On ne se prend pas au sérieux, mais chacun va y aller de sa théorie. Et finalement je resterai prisonnier de l’image médiatique, que je parle, ou pas. Et c’est très dangereux d’enfermer une personne, qui par essence est susceptible de changements, dans une image fixe, comme on le ferait pour un produit. Regarde par exemple que ce que les mass-médias ont fait de Michael Jackson, tu trouves ça cool ?»
Il s’excuse pour son impolitesse. Mais que faire après ça ? Prendre son avion illico, rentrer six pieds sous le pavé bruyant d’Oxford Street. Alors qu’on a l’impression d’exercer le pire métier de crevard du monde, Tom donne le coup de grâce : « Il faut en finir avec la rhétorique pour renouer avec l’enthousiasme. » Aie ! Et le pire, c’est que le bougre n’a pas tort ; Le mélomane sait qu’il faut parfois se taire et écouter. En finir avec les théories vaseuses qui n’ont jamais effleuré l’esprit du musicien. S’en tenir à ses dires, et aux faits. On laissera donc les beaux discours de côté. Ne pas décortiquer, embrumer, laisser parler le plus possible « le maître »... Car le plus bel hommage que l’on peut faire à une musique complexe et réputée « difficile » n’est-il pas de l’aborder avec simplicité ?

Pote avec Aphex

Et le premier fait très simple concernant Squarepusher, n’est pas le moindre. Le prodigue a été découvert par Richard- Aphex Twin- D. James alors qu’il improvisait de la basse sur de la jungle : « C’est vrai et c’était très drôle, c’était mon tout premier concert sous le nom de Squarepusher, en septembre 1995, dans un pub miteux de Londres. D’un coup, je vois ce type, dont je suivais la musique, et connaissais la gueule. Je me souviens m’être dit : s’il vient me voir à la fin du set, ce serait fabuleux, et s’il ne me calcule pas, je serais vraiment désespéré. Et il est venu ! On a un peu discuté et je lui donné une K7 de mes morceaux que j’avais sur moi. C’est devenu Feed Me Weird Things, une compilation de mes travaux des deux années précédentes. »
En 1995, le jeune franc tireur techno se retrouve à 20 ans signé chez Warp et les deux années suivantes, après quelques maxis, deux albums sortent : Le premier, Feed Me Weird Things (96) sur le label d'Aphex, Rephlex, et le second, Hard Normal Daddy (97), chez Warp, dévoilent au monde un producteur fou, télescopant quelques centaines d’années de musique, pour aboutir à un collage de bidouillages sonores inédit entre free jazz et drum & bass. Squarepusher devient alors le chainon manquant entre les ravers et l’intelligentsia techno. Créateur ultra inventif, cultivé, et lecteur de philosophie (il aime citer Schopenhauer), la presse voit vite en lui le talent novateur à formation classique (il était bassiste et batteur dans divers groupes avant Squarepusher) qui remplira parfaitement les colonnes occupées auparavant par des « man machine » au QI de footballeurs.

Trop humain

Mais le problème avec les médias, c’est que pour parler de Tom, ils en font des tonnes, dissertant longuement sur l’improvisation, la texture de sons qui au fil de 10 albums seront en perpétuel renouvellement. Impossible d’étiqueter Squarepusher, même si certains inventeront le terme de « drill & bass ». Tom reste difficile à enfermer, à catégoriser, en bon briseur de chapelles et éternel insatisfait. « J’ai toujours essayé de ne pas refaire le même album, de ne pas répéter une formule. C’est ma seule règle. Je prends donc le fait d’être difficile à catégoriser comme un compliment. Je ne critique pas la catégorisation (bien pratique dans les magasins de disques), elle a une fonction sociale car elle permet aux gens, et surtout aux jeunes de s’identifier à un mouvement, d’être dans l’appartenance. Mais à part ça, les étiquettes m’ennuient. Je ne pense pas qu’il y ait une séparation nette entre les genres, même entre le rock ou la house. Tout ça reste de la musique. Acoustique ou électronique, c’est pareil. Cela est sans doute rattaché aux fonctions qu’on attribue aux instruments. On pense que les machines sont faites pour obtenir des mélodies mécaniques et répétitives. Mais pourquoi pense-ton ça ? Repousser les limites de l'instrument, détourner la façon dont on joue communément de la basse par exemple, c’est ma façon de me révolter contre ces clichés. Il y a beaucoup de bonne électronique de nos jours, mais elle n’est souvent qu’une illustration des usages basiques des machines. Il s’agit juste presser un bouton pour obtenir le son qu’on aime. Or, il n’est pas nécessaire d’avoir de l’argent et un matos d’enfer pour faire de la bonne musique, mais simplement d’y foutre son âme, de s’impliquer ! ».

Penseur techno

Cette volonté de se servir d’un ordinateur comme d’un instrument à part entière en le reliant au cœur, et de rendre les machines humaines n’a pourtant pas empêché la presse de tisser une fausse image de Squarepusher. En dix ans, on a imaginé sa musique comme quelque chose de claustrophobique et cérébrale à l’excès, un peu comme un happening à la Fondation Cartier. On l’a pensé aussi harmonieuse qu’une symphonie de marteaux piqueurs un dimanche matin-lendemain de biture et aussi aride qu’un frigo sans pintes. Les concerts « conceptuels » de Squarepusher (dont une performance de 12 minutes en hommage à Jimi Hendrix en juin 2005 au London's Royal Festival Hall où il mixait tracks d’Hendrix à la basse et électronique) ont perpétué cette image d’Epinal du savant fou. Au point qu’on en a oublié l’aspect sautillant et purement jubilatoire de ses expérimentations.

Les Beach Boys dans la place !

En ce sens, Hello Everything et sa pochette rose, est une réponse joyeuse à ceux qui trouvent la musique de Squarepusher plus respectable qu’écoutable. Il faut le dire : elle n’est pas destinée à une niche d’élus qui adorent se palucher sur un son que la plèbe ne comprend pas. Tous ceux qui ont écouté plus de dix minutes l’un des dix albums de notre homme le savent. Il y a toujours eu chez l’alchimiste Squarepusher des morceaux accessibles, peut-être même plus que chez Autechre ou Aphex. Bien sûr, Tom aime à déstabiliser l’auditeur dans un jeu de fausses pistes dont la liberté totale et les contre pieds assumés, entre révérences et irrévérences, surprises et déconstructions, poussent l’auditeur dans ses retranchements. Mais Tom a toujours su dosé calme et tempête, élégance et brutalité, chaos et mélodie. « Je veux que l’auditeur se sente stimulé, questionné, inspiré, enjoué. » En un mot, « aimé » pourrait-on résumer, comme les Beach Boys lui avaient soufflé. « J’ai lu dans les notes de pochette d’une édition de Pet Sounds que Brian Wilson avait voulu organiser les sons de manière à ce que l’auditeur se sente « aimés par eux ». J’ai débord trouvé la remarque assez touchante, mais elle ne correspondait pas à mon sentiment de l’époque (1998). Mes intentions étaient alors d’essayer de surprendre les gens. L’aspect mélodique m’importait moins. Je suppose que je me fais vieux (rires) et que c’est pour ça que je me préoccupe plus des aspects plus conventionnels de la musique. Mais il y a eu aussi une décision consciente de ma part, après avoir travaillé sur Ultravisitor (2004), de me dire que mes chansons avaient pris trop de temps. Tant d’efforts pour si peu ! (rires) Avant, je passais des mois sur un morceau, aujourd’hui, des jours. J’avais envie de retourner à une forme de spontanéité. Je pense que même si la musique est électronique et qu’elle ne vient pas directement des mains de quelqu’un, elle doit rester reliée à la spontanéité.»

Autre fait responsable de la douceur (toute relative) du nouveau Squarepusher, un déménagement dans le fin fond rural de l’Essex, dont il ne sort que pour aller voir des amis dans des pubs ou des groupes dans l’East End. « Je vis près d’une réserve naturelle dans la campagne, et c’est la première fois que je m’évade en dehors de la ville, que je quitte Londres. C’est pour ça que cet album est plus relax, là où je vis, au lieu des bruits urbains d’activité constante (tu dois savoir de quoi je parle en vivant à Paris), il y a plus d’espace et de calme. Je m’endors dans le silence le plus complet. C’est étrange et effrayant car tu es forcé de te retrouver seul face à toi-même, à ton imagination, sans information venant de l’extérieur pour brouiller le contenu de ton esprit. Ca m’a conduit à une approche moins aliénée de la musique ».

Squarepusher et Scarlett Johansson : même combat

Bon, dit comme ça, vous allez vous imaginer que Squarepusher va signer un jingle de pub pour les résidences secondaires, remixer Britney Spears, et demander des nappes cordes à André Rieu. Mais ce n’est pas parce qu’il est accessible, que c’est un vieux papi assagi. Quand on lui parle, et qu’il grimace, c’est encore l’agitateur schizophrénique et torturé qu’on entend. Celui là même que Sofia Coppola a percé à jour en utilisant le superbe « Tommib » (sur Go Plastic, 2001) dans son très beau Lost In translation. Ce titre illustre à lui tout seul le spleen de la jeune et jolie blondinette Scarlett Johansson perdue à Tokyo. D’où notre intertitre saugrenu suggérant des accointances entre la starlette ricaine aux gros seins et l’Anglais barbu et bourru. Car si les mots de chaos et de folie ont souvent circulé sur les tracks de Squarepusher, celui de noirceur est le plus justifié.
Il suffit d’écouter la reprise très controversée du « Love Will Tear Us Apart » de Joy Division sur Do You Know Squarepusher ? (2002) pour s’en convaincre : c’est un esprit mélancolique qui aime les longues plages ambient qui mettent la larme à l’œil autant que les avalanches de BPM. Né d’un père très versé dans le jazz et d’une mère atteinte de problèmes psychiques, le prolifique et infatigable Squarepusher a toujours semblé vouloir se réconcilier avec deux parts de lui-même : ce refus violent du compromis qui le pousse à l’isolation et cette volonté de dire « Hello Everything », d’être intelligible et aimé.

La dernière chose qu’il nous confie d’ailleurs c’est en avoir assez de prêcher aux initiés. « Tout à l’heure à la BBC, je me sentais mal. Ces gens ne me connaissent pas et n’en ont rien à foutre de ma musique. C’est déstabilisant cette fausse audience constituée de figurants. Mais en même temps, c’est peut-être une bonne chose, car des fois en concert, j’ai l’impression de prêcher à des convaincus. Ils veulent juste écouter les fameux « tubes ». Alors est-ce que ce n’est pas mieux de jouer devant ces gens de la BBC que devant ceux qui, par amour, exigent beaucoup de vous ? Un peu comme, j’imagine il est plus difficile d’interviewer quelqu’un qu’on aime que quelqu’un dont on se fout, non ? » Mister Jenkinson aurait-il deviné la fan derrière la journaliste, lorsqu’en lui tendant une main-tremblante- il préfère nous faire la bise, avec la simplicité chaleureuse des plus grands…

Hello Everything (Warp/Discograph)
www.warprecords.com

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